Le capitaine Armand Hayet

Chants à hisser, chants à virer au cabestan, chants à ramer, chants de gaillard d’avant: on a tendance à l’oublier, mais ces chansons de bord, "façonnées à l’herminette du charpentier, taillées au couteau du gabier, faites de nœuds d’ajuts et d’épissures..." ont failli disparaître du patrimoine maritime.

La fin de la marine à voile a signifié l’épilogue des traditions orales de chants de marins.

Mais on peut aujourd’hui considérer qu’elles furent sauvées grâce aux remarquables collectes du capitaine au long-cours de la marine à voile, Armand Hayet, connu pour avoir recueilli, publié, et fait connaître au grand public les chansons, les coutumes de bord, et les proverbes des matelots long-courriers embarqués avec lui dans les années 1900.

Carrière maritime 1898-1907

Portrait d’Armand Hayet
Portrait d’Armand Hayet

Son histoire commence à Bordeaux où il est né le 12 mars 1883, et d’où il embarque à quinze ans, en qualité de pilotin sur le trois-mâts barque Colbert à destination de Tahiti, pour un premier voyage de treize mois autour du monde, avec passage du cap de Bonne-Espérance et du cap Horn.

 

Dès ce premier embarquement, Armand Hayet commence à noter les dictons, les contes, les chansons et les traditions qu’il découvre, habitude qui ne le quittera plus.

À son retour il est reçu au concours d’entrée de l’École d’Hydrographie et de Navigation de Bordeaux qui prépare au diplôme d’officier de la marine marchande.

À 17 ans, il embarque en qualité de matelot léger sur le Richelieu, goélette à vapeur à destination de Tenerife, Rufisque, Saint-Louis du Sénégal et Dakar, puis la même année sur la Cordillère, un paquebot à vapeur, pour la ligne Rio de la Plata/Montevideo/Buenos-Aires. À son débarquement, il devance l’appel et effectue ses obligations militaires, qu’il effectue sur le cuirassé Brennus. Reçu lieutenant au long-cours, il cherche un engagement sur un voilier.

Il embarque à vingt ans sur le trois-mâts Eridan, qui effectue principalement les voyages aux Antilles pour charger du bois de campêche, du sucre, du tafia, et du rhum. Engagé comme lieutenant, il termine le voyage comme second capitaine suite au débarquement de son prédécesseur, puis engagé à nouveau comme 2e lieutenant, pour Dakar et le Cap-Haïtien, et une troisième fois comme second capitaine pour Cayenne et le Cap-Haïtien.

En avril 1906, Armand Hayet est engagé comme second capitaine sur le trois-mâts Saint-Vincent-de-Paul, pour une navigation mouvementée marquée dans la Manche par l’éperonnage d’une barque de pêche, puis par l’échouage, en mars 1907, sur les rochers des Essarts de Langrune (devant Saint-Aubin-sur-Mer, Normandie). Ce naufrage voit la fin de la carrière maritime d’Armand Hayet, et ironie du sort, c’est le 6 juillet de cette année 1907 qu’il reçoit son brevet de Capitaine au long-cours.

De 1907 à 1914, Armand Hayet s’engage dans une carrière coloniale interrompue en 1916 par la maladie et la première guerre mondiale, puis de 1919 à 1930, dans une carrière administrative.

Période rochelaise pendant la guerre 1914-1918

Mobilisé sur sa demande en 1916 (Enseigne de vaisseau de 1ère classe) alors qu'il se trouvait en congé pour maladies graves contractées au Service à la Colonie - et en instance de réforme. Affecté au Commandement de la Marine et du Front de Mer La Rochelle-La Pallice (Ct Capt de Vaisseau OURDAN). Officier adjoint au Commandant de la Marine et du Front de Mer. Commandant de la Police de la Navigation Maritime. Délégué des Routes.

Retraite parisienne et œuvre littéraire

De retour à Paris en 1950, à défaut de naviguer, il va pouvoir se consacrer à son œuvre littéraire: "Chansons de Bord".

 

Armand Hayet a arrêté très tôt la retranscription des chants qu’il avait recueillis, retrouvés, ou plus ou moins rétablis dans leur version d’origine, qui composeront "Chansons de Bord" qu’il publie en 1927, aux éditions Eos (rééditions 1934 et 1937/Ed. Denoël), ouvrage magnifiquement illustré par le peintre cubiste André Lhote, qui comporte 14 chansons, destinées à accompagner les manœuvres sur les voiliers. Il était en effet urgent à ses yeux de les faire connaître au grand public, sous peine de les voir sombrer définitivement dans l’oubli:

 

"Parlerai-je [à présent] de la patience, de l’acharnement que j’ai dû déployer durant des années, au cours de toutes mes traversées sous toutes les latitudes, pour arriver à obtenir les textes complets d’une vingtaine de chansons de bord ? Parlerai-je des enquêtes, des interrogatoires auxquels je me suis livré à la mer ou à terre, soit auprès de mes camarades officiers au long-cours, soit auprès de matelots, jeunes et encore enthousiastes, ou vieux "bat-la-houle" désabusés, mis en confiance par l’octroi de quelques boujarons de tafia ou par le don somptueux de cigares ?".

Dans cet ouvrage, il fait plusieurs distinctions entre les chansons de bord :

- La "chanson à hisser" était chantée quand l’effort à fournir était trop considérable pour être soutenu, spécialement quand on hissait un hunier.

Comme dans cette manœuvre, la force nécessaire ne pouvait être donnée sur le palan de drisse que durant l’inclinaison du navire sur le bord favorable, la chanson avait le rythme plus ou moins lent du roulis. Elle exigeait un soliste: le chanteur de bord (le shantyman chez les Anglo-Saxons): “Jean-François de Nantes” – “Sur le pont de Morlaix” – “Nous irons à Valparaiso”.

 

- La "chanson à virer ou du cabestan" était entonnée par l’équipage virant au cabestan, cette vénérable machine à l’aide de laquelle s’exécutaient sur nos voiliers les travaux exigeant les plus gros efforts. Mais on chantait surtout au cabestan pour virer la chaîne de l’ancre à la manœuvre d’appareillage. Chants joyeux, tonitruants, scandant la ronde plus ou moins accélérée des marins appuyant sur les longues barres horizontales faisant tourner le cabestan : “La Danaé” – “La Margot” – “Le grand Coureur” – “Passant par Paris” – “Quand la boiteuse va-t-au marché”.

 

- La "chanson à ramer" soutenait la nage dans les embarcations quand les avirons commençaient à peser trop lourdement aux bras des rameurs. Elle est caractérisée par la profonde nostalgie de ses accents et son rythme extrêmement lent. Deux seulement sont restées à flot jusqu’à nous. Les autres ont été peu à peu oubliées, les chaloupes et les grands canots se trouvant de moins en moins utilisés depuis près de trois quarts de siècle, pour les longues et pénibles corvées sur rade : “Pique la baleine” – “Les pêcheurs de Groix”.

 

- La "chanson du gaillard d’avant" animait les si rares heures de délassement de l’équipage... Ces chansons sont très variées et elles se distinguent de leurs sœurs du palan de drisse et du cabestan par des textes d’une bienséance très inattendue dans un chant de marin: “Adieu cher camarade” – “Au 31 du mois d’août”.

 

En vérité, pour son ouvrage "Chansons de Bord", Armand Hayet a dû réécrire en partie les chansons afin de ne pas choquer le grand public. Ne pouvant imaginer que les paroles originales soient irrémédiablement perdues, il publie en 1935 un ouvrage des chants non expurgés, sous le pseudonyme de Jean-Marie Le Bihor.

Le capitaine Armand Hayet, écrivain collecteur

Pour ce premier ouvrage de chansons quelque peu expurgées "je dois avouer que par respect pour la plus élémentaire bienséance, j’ai dû à mon grand regret, substituer bien des fois dans les textes présentés au lecteur, quelques termes plus doux aux paroles rugueuses et, pour être sincère, franchement obscènes, qui sont l’ornement inévitable de toute chanson vraiment pure de Jean Matelot".

Chansons de la Voile "sans Voiles"

Ne pouvant imaginer que les paroles originales soient irrémédiablement perdues, Armand Hayet publie en 1935 un ouvrage des chants non expurgés aux paroles plus authentiques, sous le pseudonyme de Jean-Marie Le Bihor, vraisemblablement illustré par Franck Pribyl, aux Éditions Denoël et Steele. Cet ouvrage grivois fut voué à l’Enfer de la Bibliothèque Nationale, et il avait été édité pour "La Société des Amis du gaillard d’avant", enseigne fictive des Editions Denoël. Jean-Marie Le Bihor, c’est sous ce nom qu’il correspondait avec son ami Paul Budker, comme l’explique Pierre Sizaire dans la préface de son livre "Le parler matelot". Paul Budker lui répondait sous le nom de Jean-Marie Nordet et leurs lettres, rédigées en pur "parler matelot" commençaient par: "Message de Jean-Marie Nordet, quartier-maître à bord du Dundee… à Jean-Marie Le Bihor, gabier d’artimon à bord du trois-mâts barque…".

Dictons et tirades des anciens de la Voile

Edité en 1934 par les Éditions Denoël et Steele, cet ouvrage illustré par Franz Pribyl, réunit de multiples et populaires dictons météorologiques et sentences de vie à bord, vérifiés par des siècles de bordée et de navigations, collectés au cours de ses voyages : "Ciel pommelé, fille fardée ne sont jamais de longue durée".

 

Plus qu’une simple compilation, c’est une étude des croyances et superstitions qui permettaient aux marins de retenir leurs savoirs, à une époque sans instrumentation sophistiquée:  "Tue le goéland, méchant marin, bientôt tu te noieras et crabe te mangera".

Chansons des îles

Les Chansons des îles, illustrées par Marianne Clouzot, paraissent aux Éditions Denoël en 1937. Il va sans dire que les chansons d’amour sont les préférées des joyeuses doudous et, contrairement à ce que l’on pourrait supposer, ce sont celles qui pleurent la cruauté des abandons, qui disent les tristesses et les peines cruelles des cœurs épris, qu’elles chantent chaque jour en y mettant toute leur âme. Exemple : "Adieu foulard, adieu madras…".

 

Bien plus qu'un carnet de chansons, cet ouvrage, comme les autres, est émaillé des souvenirs que le Capitaine gardait de ses escales aux îles: Antilles, La Réunion, et Tahiti

Us et Coutumes à bord des long-Courriers

Son dernier ouvrage paraît en 1953 aux Éditions Denoël (réédition 1993). Il décrit les nombreuses coutumes en usage sur les voiliers, avec précision, humour, nostalgie, et émotion. Exemple: "cap’taine, Le Tellec est mort pendant le quart de minuit, entre deux et trois heures". Le matelot s’était éteint en effet par un beau soir des tropiques, quand nous relevâmes l’île de Sainte-Hélène par notre travers...

 

À la mort d’un matelot il était procédé par le Capitaine ou un officier et deux matelots à l’inventaire détaillé des hardes et "autres" du défunt. Le matin de son immersion, le corps était "cousu" dans un sac, de la toile à voile usagée, n’était-elle pas pour le gabier qui l’avait si souvent carguée, ferlée, étreinte dans ses bras, entourée de ses soins, le plus enviable des linceuls ? C’était le plus ancien des matelots voiliers qui cousait son camarade… arrêtant "au cœur" sa couture avec deux demi-clefs finales. On déposait le corps sur un panneau de bois et on le lestait… Le mousse ému, balbutiait les paroles éternelles tandis que le timonier faisait tinter la cloche de dunette à petits coups espacés: l’humble glas du large. La planche était doucement inclinée. Et le corps glissait à la mer, debout.

À propos des chants de distraction du gaillard d’avant: évidemment, quand le monde chante, il ne groume pas, il "n’en raconte pas". C’est qu’il est content de son bateau et de son capitaine.

Le 1er janvier 1968 Armand Hayet, âgé de 84 ans, met les voiles vers l’autre rive.

Discographie

Certaines des Chansons de Bord ont été interprétées par des chanteuses comme Yvonne Georges, Lys Gauty, Damia ou Germaine Monteiro, parfois, hélas, sans citer l’auteur.Les éditions Pathé ont publié en 1950 le seul microsillon reprenant le répertoire qu’avait recueilli Armand Hayet: il est chanté par Marcel Nobla et sa bordée, et enregistré sous la direction du capitaine qui en annonce lui-même les titres. Certains aventuriers plagiaires, un peu faussaires, un peu voleurs, comme Henri de Monfreid ou Marc Ogeret, enregistreront dans les années 1970 les chansons tirées des ouvrages du capitaine, en oubliant à leur tour de citer leurs sources.

Et n’oublions pas "Anthologie de la mer" / vol. 13-Chansons de bord, du Chasse-Marée, consacré aux chansons recueillies par le capitaine.

Remarquons également que les nombreuses encyclopédies, dictionnaires, et almanachs de dictons et proverbes "de la marine ancienne" parus après les ouvrages du capitaine, négligent souvent l’origine de leurs sources.

Sources et Citations

 "Chansons de bord", "Chansons de la Voile sans Voiles", "Us et coutumes à bord des long-courriers", "Dictons et tirades des anciens de la voile", "Chansons des îles", Armand Hayet-Wikipédia, Chasse Marée n° 121-Michel Colleu, et surtout, le site consacré au capitaine, à consulter impérativement pour les anecdotes, illustrations des ouvrages, articles de presse, et histoires du capitaine.

 

Remerciements de Jean-Charles à Claire Aimé, la petite-fille du capitaine, auteur du site remarquablement et affectueusement documenté, consacré à son grand-père, pour sa confiance, ses conseils et ses encouragements. Et remerciements de l’aammlr pour avoir gentiment répondu positivement à la parution de cette rubrique.

 

Nota : il est relativement facile de se procurer d’occasion les ouvrages d’Armand Hayet dans leur édition d’origine ou leurs rééditions.

Illustrations d’André Lhote, photos tirées du livre de la première édition (1927), empruntées avec l’aimable autorisation de la petite-fille d’Armand Hayet 

 

Vous pouvez aussi visiter son site http://armand-hayet.webnode.fr/


Et un grand merci à Jean-Charles pour tout ce qu’il a fait pour l’Association des Amis du Musée Maritime de La Rochelle et pour son implication auprès des chanteurs et des musiciens. Je suis heureuse d’avoir pu croiser son chemin. J’ai eu envie de repartager cet article avec nos adhérents car il m'avait beaucoup intéressé.

Jocelyne Launay

Écrire commentaire

Commentaires: 1
  • #1

    HILKEN Jacques (vendredi, 30 octobre 2020 09:56)

    Un grand merci Jocelyne de nous rappeler la vie du capitaine Armand Hayet et de citer notre regretter Jean Charles
    Bises virtuelles